Les systèmes totalitaires ont instauré un rapport spécifique à la création dont la finalité est le plus souvent son utilisation à des fins de propagande. Étudier les sept décennies de relations entre les écrivains et le pouvoir en URSS permet de cerner un processus culturel polyphonique au cours duquel les modalités de contrôle que l'État exerce sur la culture varient, tout comme les réponses des auteurs.
Quelles possibilités de résistance esthétique ou stratégies de contournement la langue littéraire offre-t-elle aux auteurs? Comment l'Histoire travaille-t-elle au cœur de la littérature et comment la littérature travaille-t-elle au cœur de l'Histoire? Ces interrogations sur la culture des temps sombres sont ici abordées à partir de quelques destins exemplaires – Velemir Khlebnikov, Isaac Babel, Daniil Harms, Iouri Olecha, Vassili Grossman, Alexandre Soljenitsyne, Varlam Chalamov... – qui révèlent comment les traces de la violence d'État – mais aussi des tentatives d'y échapper – se concentrent dans le corps de la littérature.
Née à Moscou en 1958, Luba Jurgenson est écrivain, traductrice et maître de conférences en littérature russe à l'Université Paris-Sorbonne IV. Elle est l'auteur, entre autres, de Boutique de vie (Actes Sud, 2002), l'Expérience concentrationnaire est-elle indicible? (Le Rocher, 2003), Le Goulag en héritage (collectif, en collaboration avec Elisabeth Gessat-Anstett, Petra, 2009).
La conclusion recourt à une métaphore pour illustrer ces essais rapides et brillants consacrés au «thème de l'énonciation en de sombres temps», celle du double visage de la littérature russe. d'une part, le musée, temple de la mémoire collective, organisé, manipulé par l'État répressif et, d'autre part, le théâtre toujours en mouvement, où l'homme regarde vers le futur. C'est dans ce jeu, cette tension, cette négociation permanente avec elle-même, que la littérature nous parle face à la répression.
Jacques CATTEAU - Revue des Etudes slaves
Nous n'aborderons donc pas la culture des temps sombres en termes d'opposition et de répression, mais comme un terrain d'interaction complexe entre l'homme et l'État. À ce titre, «la scène énonciative» est pour nous tout d'abord une table de négociation entre l'intériorité de l'écrivain et le monde. Nous aborderons très peu les situations de totale clandestinité, tout à fait marginales dans le vaste tableau des attitudes face à l'État. Cette situation, en Union soviétique, n'est qu'une des stratégies possibles et elle est relativement rare. Le cas le plus célèbre étant celui de Soljenitsyne dont l'Archipel du Goulag ne put être écrit que grâce à une série de cachettes et l'aide de nombreuses personnes. Or parallèlement, l'écrivain a publié d'autres textes dans une revue ou maison d'édition soviétique et attiré l'attention sur lui par des activités contestataires. La clandestinité est rarement la stratégie essentielle, différents écrivains y recourent de manière ponctuelle, à différents moments de leur vie, jusqu'à l'époque où le samizdat – «l'auto-édition» – forme une culture à part entière, en marge de l'officielle, avec ses propres règles, qui confère aux textes une existence durable avec souvent une diffusion à l'étranger, en langue russe ou/et en traduction.
L'unique cachette valable de contenus illicites est, la plupart du temps, le texte lui-même. Ces contenus sont variables. Ils peuvent véhiculer un témoignage (Soljenitsyne, Chalamov), une révélation sur un crime commis par Staline (Pilniak) ou sur des aspects de la répression (Platonov, Dombrovski). Mais au-delà de ces révélations, le savoir «ésotérique» porte sur la nature du langage lui-même, ses capacités de non-transparence, de production d'ambiguïté.
C'est dans les moments de répression que l'on s'aperçoit, plus qu'à d'autres époques, du statut ambigu de la fiction. Dégagée théoriquement du poids des conditions de vérité – les énoncés fictionnels n'étant ni vrais ni faux –, celle-ci devrait régner en souveraine sur ses territoires sans en référer à qui que ce soit et, dans la mesure où l'univers d'un texte littéraire fixe ses propres lois et ses propres limites, être traitée par l'État répressif comme un voisin amical ou hostile, mais jamais dangereux. Il n'en est rien cependant, et on voit bien que les acteurs de la culture officielle feignent d'oublier que le monde référencé n'est pas un monde réel, que le narrateur n'est pas l'auteur et que la construction romanesque est un libre jeu de l'imagination. Plus que cela, on s'aperçoit que le propos sur l'autonomie du texte est déjà en soi subversif , car il suppose l'existence d'espaces sur lesquels l'État (ou la loi morale) n'aurait pas de prise.