Présentation de Raymond Trousson
Grand écrivain dont le style était unanimement admiré, même par ses adversaires, Jean-Jacques Rousseau n'avait pas cependant l'écriture facile. De cet ennemi de la correspondance, ne nous sont pas moins parvenues quelque 2.700 lettres écrites de 1730 à 1778. Une vie d'homme n'est pas uniforme, et celle de Rousseau moins que toute autre, aussi ses lettres sont-elles d'une grande diversité. Certaines sont familières ou personnelles, révélatrices d'un tempérament susceptible de passions ardentes. Certaines, touchantes, vont à celle qui partagea son quotidien pendant trente-trois ans et n'hésita jamais, à partir de 1762, à le suivre dans son exil.
La correspondance révèle aussi, chez ce solitaire par choix et par force, son besoin d'autrui, son exigence de compréhension toujours déçue, sa conception intransigeante de l'amitié. «Je fus ami si jamais homme le fut», assure-t-il dans Les Confessions.
Autre Rousseau encore, et qu'on ne pouvait ignorer, le philosophe qui constitue son «magasin d'idées» et surtout, en 1756, la lettre qu'il adresse, sur la Providence et la théodicée, au Voltaire du Poème sur le désastre de Lisbonne. Autre Rousseau enfin, celui qui s'exprime, de plus en plus angoissé, quand, après les désastres de Môtiers et de l'île de Saint-Pierre, il pénètre dans l'univers effrayant de la paranoïa des dernières années.
Il serait artificiel de présenter cette correspondance selon un ordre thématique. Mais suivies une à une, dans l'ordre chronologique, les 78 lettres de ce florilège font percevoir les étapes successives d'une vie, d'une carrière et d'une pensée. Elles permettront au lecteur de pénétrer un univers qui n’était jusqu’à présent accessible que par l’abondante correspondance complète en 20 volumes.
Raymond Trousson, professeur émérite de l'Université Libre de Bruxelles et membre de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, est l'auteur de nombreux ouvrages consacrés à l'histoire littéraire et à l'histoire des idées au XVIIIe siècle, et particulièrement à l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau.
Au travers de chaque lettre, succintement introduite, on suit le parcours de l'écrivain philosophe: sa relation avec sa maîtresse madame de Warens, de six ans plus âgée, à qui il donne du "très chère Maman", les amours compliquées avec les autres, les coeurs transis, les enfants abandonnés, les amitiés avec Voltaire et Diderot, les fâcheries avec les mêmes, la longue méditation après le tremblement de terre de Lisbonne, la solitude, les femmes, encore la solitude, toujours les femmes, les ruptures, les rancoeurs, les incompréhensions, les harcèlements, l'exil après la condamnation de L'Emile, l'errance, la solitude plus que jamais, les fantasmes de la persécution, la torture des obsessions, tout Rousseau est dans ce livre.
Laurent Lemire - Livres Hebdo
Pour en savoir plus sur l'homme, sa vie, son oeuvre et sur l'histoire du siècle des Lumières, procurez-vous ces 78 lettres que Rousseau a adressées à ses contemporains et que les éditions Sulliver ont eu la très bonne idée de rassembler en un très beau volume (...). L'autre bonne idée est d'avoir demandé à Raymond Trousson, le rousseauiste à la voix la plus radiophonique, qui connaît le XVIIIe siècle comme personne, de présenter ces lettres et de nous montrer ainsi toute l'ambiguité du rapport de Rousseau à l'acte d'écrire. Ces 78 lettres sont un bon moyen de lire les échanges entre Rousseau et Mme de Warens, Diderot, Voltaire, Malesherbe ou encore Frédéric II, si on n'a pas à sa disposition la correspondance complète en 20 volumes qui, avant ce livre, était le seul moyen de lire la correspondance de Rousseau.
Adèle van Reeth - France-Culture, Les nouveaux chemins de la connaissance
La richesse du livre que nous propose aujourd'hui Raymond Trousson (professeur émérite de l'Université libre de Bruxelles et spécialiste du XVIIIe siècle) réside précisément dans sa brièveté. Il est parvenu à repérer, dans cette correspondance, 78 lettres majeures qui nous permettent en plus ou moins trois cents pages de mieux comprendre qui était vraiment Rousseau.
Jean-François Foulon - Le Magazine des Livres
Longtemps je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût que j'ai toujours éprouvé dans le commerce des hommes; je l'attribuais au chagrin de n'avoir pas l'esprit assez présent pour montrer dans la conversation le peu que j'en ai, et, par contrecoup, à celui de ne pas occuper dans le monde la place que j'y croyais mériter. Mais quand, après avoir barbouillé du papier, j'étais bien sûr, même en disant des sottises, de n'être pas pris pour un sot, quand je me suis vu recherché de tout le monde, et honoré de beaucoup plus de considération que ma plus ridicule vanité n'en eût osé prétendre, et que malgré cela, j'ai senti ce même dégoût plus augmenté que diminué, j'ai conclu qu'il venait d'une autre cause et que ces espèces de jouissances n'étaient point celles qu'il me fallait.
Quelle est donc enfin cette cause? Elle n'est autre que cet indomptable esprit de liberté que rien n'a pu vaincre, et devant lequel les honneurs, la fortune et la réputation même ne me sont rien. Il est certain que cet esprit de liberté me vient moins d'orgueil que de paresse; mais cette paresse est incroyable; tout l'effarouche; les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables: un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu'il le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi, quoique le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l'intime amitié m'est si chère, parce qu'il n'y a plus de devoirs pour elle: on suit son cœur et tout est fait. Voilà encore pourquoi j'ai toujours tant redouté les bienfaits, car tout bienfait exige reconnaissance; et je me sens le cœur ingrat par cela seul que la reconnaissance est un devoir. En un mot, l'espèce de bonheur qu'il me faut, n'est pas tant de faire ce que je veux, que de ne pas faire ce que je ne veux pas. La vie active n'a rien qui me tente; je consentirais cent fois plutôt à ne jamais rien faire qu'à faire quelque chose malgré moi, et j'ai cent fois pensé que je n'aurais pas vécu trop malheureux à la Bastille, n'y étant tenu à rien du tout qu'à rester là.
J'ai cependant fait dans ma jeunesse quelques efforts pour parvenir; mais ces efforts n'ont jamais eu pour but que la retraite et le repos dans ma vieillesse ; et comme ils n'ont été que par secousse, comme ceux d'un paresseux, ils n'ont jamais eu le moindre succès. Quand les maux sont venus, ils m'ont servi d'un beau prétexte pour me livrer à ma passion dominante. Trouvant que c'était une folie de me tourmenter pour un âge auquel je ne parviendrais pas, j'ai tout planté là, et je me suis dépêché de jouir. Voilà, Monsieur, je vous le jure, la véritable cause de cette retraite, à laquelle nos gens de lettres ont été chercher des motifs d'ostentation, qui supposent une constance, ou plutôt une obstination à tenir à ce qui me coûte, directement contraire à mon caractère naturel.